1893. Le choléra se propage à Camaret
24 août 1893, le docteur Charles Négadelle, médecin de marine, se présente à Camaret pour donner des soins à une population éprouvée par les prémices d’une épidémie de choléra. En fait ce n’est pas la première épidémie à laquelle est confrontée la commune. Au moins deux épidémies graves de choléra ont déjà sévi dans la commune, mais celles-ci n’ont pas été documentées, et le médecin doit donc enquêter auprès des personnes les plus âgées pour obtenir des renseignements. La première épidémie remonte à septembre 1834. Elle débute dans le bourg avant de se répandre dans les villages voisins et de disparaître au bout de six semaines environ. Elle fit environ 130 victimes, soit environ 13 % de la population. Le chiffre lui semble cependant exagéré. Une deuxième épidémie apparut en 1849, mais elle fut beaucoup moins meurtrière que la première puisqu’elle ne produisit que 30 décès (2,6 % de la population. « Les enfants payèrent surtout le tribut à cette nouvelle épidémie puisqu’il parait qu’il ne se serait produit que 4 décès chez les adultes ». Cette épidémie sévit également à Quélern. Enfin, en 1854, se profile une troisième épidémie, plus meurtrière que la précédente, mais beaucoup moins sévère que celle de 1834. Elle débute également dans le bourg pour se propager ensuite aux campagnes environnantes. Par contre, en 1865-1866, alors que le choléra sévit à Brest et à Lanvéoc, Camaret semble épargnée par la maladie, en dépit de ses relations fréquentes avec le grand port du Ponant. Plus récemment, en 1888, c’est une épidémie de variole, la vérette, qui exerça de graves ravages à Camaret. En fait, chaque année, Camaret semble également connaître, en août-septembre, le développement de nombreux cas de cholérine, forme atténuée du choléra, caractérisée par de violentes diarrhées.

En 1893, l’épidémie de choléra sévit déjà sur l’île de Molène et à Plouarzel lorsque le premier cas se présente à Camaret. Joseph Boennec, du Notic, le port de Camaret, est pris de diarrhées et de vomissements, de crampes et de refroidissement. Son épouse, Marie Anne Batany, se rend à Crozon pour y chercher, en vain, un médecin. À son retour, elle doit s’aliter à son tour. Si, le lendemain, Joseph Boennec se rétablit, sa femme, atteinte des mêmes symptômes, succombe le 17 août. Le 21 août, Joseph Morvan, pêcheur du Notic, patron du Saint-Jean, revient de la pêche aux langoustes. Il avait mouillé ses casiers dans l’Iroise, entre Molène et Sein, mais plus proche de cette dernière île. Il se sent malade en débarquant et décède le lendemain. L’un de ses matelots, Jean René Le Duc, succombe à son tour le 23 août. Mais aucune de ces premières victimes n’a été vue par un médecin. Les symptômes décrits, la rapidité de la progression de la maladie et son issue fatale font penser au choléra. Les deux pêcheurs sont inhumés rapidement, tandis que le patron des Douanes fait couler le Saint-Jean avec tout ce qu’il y avait à bord, les voiles étant lavées à base d’une solution de sulfate de cuivre. Le Notic semble devoir être désigné comme la porte d’entrée du virus sur la commune de Camaret.

Toutefois, le docteur Vincent, qui succède au docteur Négadelle, signale qu’« à en croire les plus dignes de foi de Camaret », un premier cas aurait éclaté le 10 août « chez un idiot accoutumé à vivre dans les landes ». Ce dernier ne revenait pas de Brest ou d’un bateau ayant séjourné au Conquet ou à Molène. Il ne fut toutefois pas possible de savoir qui il avait fréquenté pendant la semaine qui précéda sa maladie dont il a guéri. « Dans les centres où il n’existe pas de médecin, il est difficile d’établir nettement les premières manifestations de l’épidémie ».
À Camaret, les premières mesures sont prises par le médecin crozonnais René Louboutin. Charles Négadelle, médecin de marine, y arrive le 24 août, vers 17 h, accompagné d’un infirmier. Le maire et son adjoint lui font immédiatement visiter les malades : la sœur de la première victime, un matelot du Saint-Jean, une femme qui vit dans un taudis avec trois ou quatre enfants. Le lendemain, il voit un pêcheur qui, revenu de mer à 21 heures, a pris froid après avoir été obligé de marcher dans l’eau jusqu’à la ceinture en raison de la basse mer. Le 26 août, le médecin voit la mère du matelot du Saint-Jean décédé le 23 août.
Jusqu’à présent, la maladie semble cantonnée au Notic et les cas suspects tournent beaucoup autour du Saint-Jean et de son équipage. Il faut attendre le 26 août pour que le docteur Négadelle voit son premier patient habitant hors du Notic. Il s’agit d’un homme usé de 50 ans, matelot, qui vit dans un intérieur absolument misérable à Kerhos. Il était en fait malade depuis le 21 août et son état semble déjà s’améliorer. On appelle cependant le médecin pour de nouveaux cas comme ce matelot des Douanes ou ce pêcheur revenu dans la soirée du pardon de Sainte-Anne-La-Palue et qui a tenté de soigner ses symptômes à l’aide d’eau-de-vie. Il a également pris froid pendant les six heures qu’a duré son voyage de retour depuis Sainte-Anne (à pied ? en bateau ?) et pendant lequel il a été pris de vomissements (à cause du choléra ou de ses excès de boisson ?).
En fait le médecin connait des difficultés pour poser le diagnostic du choléra car soit on l’appelle trop tard, soit d’autres problématiques comme l’excès de boisson viennent interférer dans son diagnostic.
Il lui faut attendre le 29 août, vers 2 heures du matin, pour qu’il puisse enfin confirmer son premier cas de choléra. Jules Mazet, pêcheur de 18 ans, « a fait des libations prolongées pendant la journée du dimanche 27 et la nuit suivante. Parti le lundi 28 à la pêche, il n’est rentré qu’à 5 h du soir… transi par le froid et l’humidité… En outre, sans doute à cause des excès alcooliques de la veille, il avait bu à bord une grande quantité d’eau. En rentrant il mangea des crabes et du poisson et ce n’est qu’à 7 h du soir qu’il quitta ses vêtements mouillés sans avoir bu auparavant 2 verres de rhum… ». Deux heures plus tard, il vomissait, avant de succomber à 10 heures, le 29 août. Le lendemain, Charles Négadelle est confronté à un nouveau cas de choléra. Un pêcheur de 26 ans, guéri il y a six mois d’une dysenterie, reconnait avoir été ivre les 25, 26, 27 et 29 août et avoir dormi sur le quai où, au matin du 30 août, il a bu beaucoup d’eau. « Cette eau prise dans un seau qui se trouvait dans la cour et qui était restée toute la nuit dehors, devait être à température assez basse, vu la fraîcheur de la nuit ».

Le 1er septembre, on apprend que Jean Pierre Tephany, pêcheur à bord de la Reine-des-Flots, en mer depuis trois jours, occupé à la pêche des langoustes entre Sein et molène, est tombé malade dans la nuit du 31 août au 1er septembre. Il rend son dernier soupir à 9 h 30 alors qu’on le débarque à la cale du port. Puis c’est au tour de Prosper Le Breton, patron de la Bretonne, en pêche depuis la veille dans les mêmes parages de revenir à Camaret vers 18 h dans un état très grave, malade du choléra. Il décèdera le lendemain. On commence à deviner le rôle que joue l’eau, qu’elle soit consommée à Camaret ou à bord des bateaux de pêche. On ne peut toutefois pas exclure des contacts entre pêcheurs camarétois et molénais sur les lieux de pêche.

Un matelot du vaisseau-école Borda, en permission à Camaret, tombe malade à son tour. Il avait porté à contrecœur le cercueil d’Eugène Boennec. Les femmes ne sont pas épargnées par la maladie, ni les enfants comme Marie Mandri, deux ans et huit mois, qui meure le 3 septembre sans avoir été vue par le médecin. Son père, Jules Mandri, charretier au Notic, décède à son tour le 5 septembre. Selon le médecin, il avait laissé mourir sans soin, dans son écurie, Gabriel Appéré le 2 septembre. Mais pouvait-il vraiment s’en occuper ?
Le docteur Négadelle suit au jour le jour la progression de l’épidémie, décrit chaque cas par le détail, comptabilise les morts, mais signale aussi ceux et celles qui paraissent guéris. Il y a cependant des rechutes comme cette femme qui avait été prise de diarrhées et de vomissements dans la nuit du 29 au 30 août et dont l’état s’était amélioré. Pourtant elle apparaît plus souffrante le 5 septembre. À force de questions, le médecin apprend « que 2 jours auparavant, malgré (ses) conseils de ne donner aucune alimentation, on avait donné à cette femme une poire et des gâteaux. L’état de cette femme qu’il y a 2 jours on pouvait considérer comme hors de danger, s’est singulièrement aggravé ». Une femme, accouchée depuis dix jours, est atteint du choléra le 3 septembre. Si son état s’améliore le lendemain, le médecin doit constater une dégradation de son état le surlendemain : « A du aussi manger quelques aliments à moins qu’elle ne se soit abandonnée à ses habitudes d’intempérance ».
Peu à peu, c’est toute la société camarétoise qui est touchée par l’épidémie : le fossoyeur, un soudeur dans une fabrique de conserves, un employé à la désinfection des maisons, des ménagères, un voilier, une ouvrière, la mère d’un pharmacien de Brest, des commerçantes, un boulanger…
Le médecin enquête minutieusement et adresse chaque jour, par dépêche, des états de situation au directeur du service de Santé. Il aide également la municipalité à dresser des bulletins à destination de la Préfecture. Bientôt cependant, dans la nuit du 13 au 14 septembre, un accès de fièvres contractées au Sénégal et au Tonkin, le contraint à solliciter du repos et à rentrer à Brest pour s’y faire soigner. Lorsqu’il quitte Camaret, le 14 septembre, il a comptabilisé cinquante-six cas de choléra, dont trente-quatre pour des individus de sexe masculin. Trente-quatre personnes, soit 60 % des cas détectés, étaient décédées. Douze personnes demeurent en traitement. Le docteur Négadelle a pris soin de reporter tous les cas sur un plan du bourg de Camaret et du Notic. Rapporté à la population totale de Camaret (soit 1985 habitants), la part des décès est pour l’instant de 1,71 %, et de 2,25 % si l’on se rapporte à la seule population agglomérée (1508 habitants).
Au terme de son enquête, le médecin constate qu’il n’a pu réellement découvrir le sujet à l’origine de l’épidémie et la cause de celle-ci. Il s’interroge afin de savoir si Joseph Morvan et Jean René Le Duc ne seraient pas en fait les véritables premiers cas de choléra. Ils étaient en mer avec une eau potable datant déjà de huit jours. N’ont-ils pas eu des contacts avec des bateaux de Molène ? Ils constitueraient ainsi le premier foyer de l’épidémie à Camaret. Grâce à sa cartographie, il constate l’existence de deux foyers principaux. Le premier se trouve à proximité du ruisseau où règne une hygiène déplorable. Un second foyer est localisé à proximité de la mairie, autour d’une place où existe « une fontaine en forme de cuve où chacun était obligé de plonger les vases pour y puiser de l’eau. Il aura suffi d’un vase contaminé pour contaminer lui-même l’eau de cette fontaine ». Les pêcheurs de la Bretonne avaient d’ailleurs embarqué de l’eau provenant de cette fontaine avant leur départ en mer. Charles Négadelle avait d’ailleurs conseillé de ne pas se servir de cette eau, y compris pour le lavage des maisons. La municipalité dut se résoudre à la condamner car, malgré les avis, les Camarétois continuaient à venir y puiser de l’eau. Le médecin insiste également sur la promiscuité dans laquelle vivent les familles nombreuses, dans des logements exigus. Il regrette également qu’en raison de la misère, on se serve des vêtements des cholériques avant même de les avoir désinfectés. Il n’est pas non plus convaincu que l’interdiction édictée de vider les déjections sur les fumières soit respectée. Il préconisait de le faire plutôt dans le port, à marée haute et au jusant.
Les autorités se déplacèrent à Camaret le 6 septembre. Il y avait là un délégué sanitaire du Ministère de l’Intérieur, le sous-préfet de Châteaulin, le médecin des épidémies de l’arrondissement et le directeur du service sanitaire. Il s’agissait pour eux de prendre des mesures destinées à empêcher l’extension de l’épidémie. Les mesures de désinfection sont renforcées. Des pulvérisations de solution bichlorurées doivent être faites dans les appartements, la paille et la balle des couchages doivent être brûlées, une solution à base de sulfate de cuivre doit être mise dans les vases de nuit. En outre, il est prescrit le blanchiment au lait de chaux de tous les murs des maisons, ainsi que des boiseries et des poutres du plafond, le lavage des planchers et des meubles avec une solution à base de sulfate de cuivre, la désinfection des toiles des paillasses, draps, chemises, linges… ayant été en contact avec les cholériques, l’immersion pendant six jours dans l’eau de mer des matelas, couettes et tous objets de crin, laine ou plumes, l’isolement pendant six jours des maisons contaminées. Les bateaux eux-mêmes doivent être immergés pendant six jours avec tous leurs agrès. Le médecin reconnait cependant que ces mesures rencontrent bien des difficultés d’application car « il s’agit d’une commune pauvre, habitée par des gens généralement misérables ». Pour être efficace, il aurait fallu obliger les gens à se faire soigner dans un local destiné à cet usage, une sorte de petit hôpital, que la municipalité n’a pas les moyens de mettre à disposition. Un autre moyen aurait été de désigner un local où seraient logés les personnes saines lorsqu’il se serait produit un décès dans leur maison ou dans leur famille « pendant le temps nécessaire à la désinfection de la maison ». Il est aussi difficile de recruter les hommes nécessaires pour procéder aux mesures de désinfection. Ce fut donc le garde-champêtre, le tambour de ville et deux autres hommes qui en furent chargés. Cette désinfection était d’ailleurs difficile à appliquer car les sols étaient constitués de terre battue et non d’un plancher. Et puis l’eau douce venait à manquer en raison de la sécheresse de l’été.

« Je crois qui si dès le commencement de l’épidémie, on avait pu faire comprendre aux malades et à leur famille l’intérêt qu’ils avaient à être isolés, si d’autre part on avait eu les moyens matériels pour ordonner et pratiquer cet isolement, le nombre de cas eut été de beaucoup moindre, et les malades eux-mêmes plus surveillés dans le local d’isolement auraient été dans de meilleures conditions tant au point de vue du confortable dont plusieurs d’entre eux étaient totalement dépourvus à leur domicile, qu’au point de vue des soins dont ils auraient pu être entourés. Mais je crois qu’il sera encore difficile de faire comprendre de longtemps à ces populations qu’on peut et doit être mieux soigné dans un hôpital qu’à son domicile. Ces populations ne voient en effet dans un hôpital qu’un lieu d’asile où vont se réfugier pour mourir les personnes abandonnées des leurs ». « Dans ces conditions réprimer une épidémie est bien difficile et l’on n’est malheureusement que trop obligé de constater ses ravages et ses progrès sans pouvoir lutter contre elle que par des demi-mesures, peut-être aussi dangereuses par la sécurité trompeuse qu’elles donnent qu’un manque absolu de précautions ».

Deux autres médecins de marine, les docteurs Le Floch, puis Vincent, seront dépêchés à Camaret pour prendre la suite de Charles Négadelle. Le docteur Vincent œuvre bien sûr dans le bourg et au Notic, où il constate que dès le début septembre « les principaux foyers sont constitués. Les cas, les décès qui éclateront de jours en jours plus nombreux, prendront parfois la physionomie de petits foyers, mais la plupart rayonneront autour des foyers primordiaux par leur date et leur intensité ». Mais il s’intéresse aussi aux autres villages de la commune. « La contamination des hameaux a commencé… le 3 septembre. Elle a d’abord frappé Kermeur, le hameau le plus proche de Camaret et le plus dense de la commune ». Deux femmes sont atteintes, dont une laitière qui apportait le lait chaque matin à Camaret. Toutes deux guériront. Le médecin recensera vingt-quatre cas suivis de guérison et trois décès dans ce village. À Lagatjar, il compte un cas suivi de guérison, et dix autres à Pen-Tir, ainsi qu’un autre cas au sémaphore de Camaret. À Kerbonn, il relève deux décès et trois cas suivis de guérison, sans oublier un autre cas suivi de guérison à Kersaludu. Les villages du Cosquer et de la Villeneuve (Kernevez) sont exempts de maladie.

Au total, sur l’ensemble de la commune le médecin estime à 267 le nombre de personnes atteintes de choléra, soit 13,4 % de la population municipale. Soixante-six en mourront (dont soixante au Notic, au bourg et au Styvel), soit 3,3 % de la population. Parmi les personnes atteintes, on relève cent quatorze hommes, soixante-dix-huit femmes, vingt-sept vieillards des deux sexes et quarante-huit enfants. S’agissant des décès, on compte vingt-six hommes, dix-sept femmes, dix vieillards et treize enfants, soit trente-six individus de sexe masculin et trente de sexe féminin. Selon le docteur Vincent, « un des premiers et des plus importants facteurs (d’évolution de l’épidémie) a été le merveilleux terrain de réceptivité offert par Camaret avec ses fumiers adossés aux maisons, ses habitations malpropres, ses fontaines si propices à la contamination, son cimetière dominant le bourg ».
S’agissant des fumiers, il explique que les animaux d’étable sont rares à Camaret et que, par conséquent, on y est contraint de veiller jalousement sur les engrais. « Ici, le fumier devient un attribut de la richesse… Aussi met-on avec soin son fumier tout à côté de sa porte pour mieux le garder semble-t-il ». On y verse également les eaux sales, les détritus, les déjections. « Les fumiers remplacent les latrines qui, en Camaret, ne se rencontrent que chez les gens riches ». « Les maisons sont… d’excellents agents de propagation des gênes infectieux. Elles ont, à peu près toutes, le même type. De chaque côté d’un couloir central se trouve une chambre servant de logis à toute une nombreuse famille. L’unique pièce est à la fois chambre à coucher, cuisine, chambre de débarras, boutique parfois. Pas de briques faciles à laver, pas de plancher de bois facile à balayer, mais de la terre s’imprégnant très vite et très fort de toutes les substances infectieuses qui peuvent la souiller. Au début de l’épidémie les habitants s’obstinaient à ne pas veiller à la propreté de leurs chambres. Instruits par une cruelle expérience, ils se décident maintenant à nettoyer et même désinfecter ces dernières ». Certains s’obstinent à ne pas le faire.
En 1893, Camaret compte cinq fontaines, soit deux bornes-fontaines et trois fontaines naturelles. « La première fontaine jaillit au niveau d’une petite élévation dominant les trois parties de Camaret (Bourg, Notic et Styvel). Son eau me paraît passable. D’ailleurs, on ne puise pas dans la fontaine elle-même. On remplit les brocs avec un tuyau déverseur ». Il semble qu’il s’agisse de la fontaine du Styvel. « La deuxième fontaine est sur la route du quai entre Camaret, Notic et le Styvel, au-dessous de maisons contaminées. Elle a été condamnée au commencement de l’épidémie ». Cette fontaine devait se trouver à proximité de Beg ar Gac. « La troisième fontaine est une borne-fontaine recevant son eau de la première fontaine au moyen de tuyaux en fonte ». Elle se situait sur le quai, non loin de l’actuelle rue de Bruxelles. La cinquième est également une borne-fontaine qui reçoit les eaux du Styvel. Elle se trouvait sur l’actuelle place Saint-Thomas. « Je ne la pense pas contaminée ». Par contre, la quatrième fontaine, celle du bourg, située non loin de la mairie, « à peu près au niveau du sol de la mer, au centre de deux violents foyers cholériques… proche des marais… » est plus problématique. « Son eau sourd à peine, on y jette des morceaux de bois, de fer blanc, etc. M. Négadelle a conseillé de la condamner. Je l’ai trouvée servant à 200 ou 300 personnes. Persuadé que son eau était impropre à la consommation, j’ai indiqué sa condamnation comme nécessaire. Le maire de Camaret a passé outre. Or la plupart des cas que j’ai observé depuis mon arrivée ont éclaté chez des personnes buvant ou utilisant pour le ménage l’eau de la fontaine en question… Elle a été souillée d’assez bonne heure à la fin du mois d’août probablement. Mais son influence pathogène a été relativement tardive ». S’il paraît mettre en cause certaines fontaines, le docteur Vincent semble par contre exclure l’eau des lavoirs. « L’intervention des eaux de Camaret doit être rejetée… En réalité, les eaux de Camaret auraient bien pu faire naître l’épidémie. Presque toutes les fontaines de la localité sont à quelques mètres de lavoirs où, dans une eau presque croupissante, on lave le linge. Or en août, il y avait à Camaret des étrangers, des bateliers allant et venant entre Brest et Camaret. Les laveuses pouvaient infecter l’eau des lavoirs, et par suite l’eau des fontaines, tout en restant elles-mêmes indemnes. Il n’en a pourtant rien été, je crois. D’abord les fontaines à lavoirs n’ont paru contaminées à aucun moment. Ensuite lorsque les eaux d’une localité, souillées par des germes cholériques, transmettent le choléra aux habitants de cette localité, il y a une éclosion toujours sensible. Le quartier ou le centre de la localité buvant l’eau contaminée a, sans tarder, un assez grand nombre de cholériques ». Le docteur Vincent s’appuie en cela sur les travaux du bactériologiste allemand Robert Koch qui avait identifié l’agent microbien du choléra en 1883. Or à Camaret, les foyers sont disséminés, et ne suivent pas « une courbe rapidement ascendante qui redescend après avoir présenté un petit plateau ». Il y a ici « des poussées, des chutes, une allure capricieuse ». L’étude statistique des cas montre en effet une courbe ascendante jusqu’au 5 septembre, puis une évolution irrégulière faite de petits pics suivis de fortes baisses. Le point culminant est atteint le 18 septembre avec vingt-et-un cas.

Le médecin s’inquiète également de la situation du cimetière qui « s’étend très malheureusement sur les flancs d’un morne au pied duquel s’élèvent les maisons du bourg et les premières maisons de Camaret Notic… Le sol de ce cimetière est certainement perméable. Les eaux pluviales doivent opérer un véritable lavage de ce sol où reposent des cholériques et contaminent les eaux ainsi que les terrains situés à la partie la plus déclive du morne… » . À ces facteurs d’insalubrité, le médecin, comme son prédécesseur, ajoute la consommation excessive d’alcool. « Dès que le mot choléra a circulé à Camaret, les hommes se sont mis à boire du rhum. Sans chercher à savoir à quel moment on peut prendre de l’alcool, combien on peut en prendre, ils en absorbaient des quantités considérables, à tout hasard, avant d’être atteints. Selon eux, le rhum était l’anti-cholérique par excellence ». « Les habitants ont été et sont encore les victimes et les coupables de l’intensité de l’épidémie, en ce qui concerne l’insalubrité et l’alcool », mais il faut ajouter un autre facteur qui a aggravé la situation : la peur. Le docteur Vincent constate qu’ « à Camaret, la peur a occasionné des cas de choléra bénins, graves et mortels » et de citer des exemples. Mais comment a-t-elle agi ?
À côté des traitements thérapeutiques et de la prophylaxie, les médecins cherchent à identifier l’origine de l’épidémie et à comprendre sa propagation afin de lutter plus efficacement contre elle. Mais le docteur Vincent regrette cependant de s’être « heurté à une résistance invincible. D’autre part, non seulement les autorités n’ont pas songé un seul instant à appliquer la loi sanitaire d’exception de 1892 concernant les maisons insalubres en temps d’épidémie, mais le maire de Camaret a refusé obstinément de prendre les mesures sanitaires les plus importantes. Son excuse était, peut-être, dans les refus grossiers que lui opposaient les habitants ».
Cette épidémie de choléra de 1893 ne s’est pas circonscrite à la seule commune de Camaret. On a vu qu’elle sévissait déjà à l’île Molène et à Plouarzel, mais elle s’est aussi développée depuis la mi-août à Brest, Lambézellec, Saint-Pierre-Quilbignon, Guipavas, Crozon… La Marine avait d’ailleurs remis en service, pour la quarantaine, le lazaret de l’île Trébéron. À la mi-octobre, on estime que le choléra a fait 623 victimes dans le Finistère. À la fin du mois d’octobre, les élus camarétois organisent un banquet à l’Hôtel de la Marine de Rosalie Dorso afin de témoigner de la reconnaissance de la population camarétoise aux médecins Négadelle, Le Floch et Vincent, et aux infirmiers Prigent et Mazé. Il semble que le médecin crozonnais René Louboutin qui s’était également beaucoup dévoué à cette occasion, ait été oublié lors ces remerciements. Lors des discours, le docteur Vincent précisera que les Camarétois purent disposer « d’une étuve à désinfection qui a rendu d’incalculables services ». « Cette épidémie a d’abord atteint les maisons malpropres, insalubres. Elle a épargné les maisons bien tenues. Peu d’enfants et peu de vieillards ont été frappés par le fléau. Ce sont les adultes qui ont fourni le plus grand nombre de victimes et cela, parce que, se croyant plus forts contre le mal, ils n’ont pas pris toutes les précautions nécessaires. Il y en a d’urgentes à prendre, et vous les prendrez, pour empêcher le réveil possible des germes cholériques, soit l’année prochaine, soit plus tard » déclare-t-il.

Aujourd’hui, le souvenir de ces épidémies du XIXème siècle s’est estompé dans les mémoires, si ce n’est dans celles de quelques historiens. À l’époque toutefois, leur violence frappait les esprits, en particulier chez les artistes qui commençaient à fréquenter Camaret comme Charles Cottet qui en a perpétué le souvenir dans une œuvre intitulée « L’enterrement » qu’ils exposa au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts en 1895 et qui est aujourd’hui conservée au Musée des Beaux-Arts de Lille. Gustave Toudouze a également relaté cet épisode du choléra de 1893 dans son roman « Le bateau des Sorcières ». Il y fait débuter l’épidémie un 17 août, jour où décède une femme partie chercher des médicaments à Crozon pour soigner son mari malade. Puis, le 21 août, une barque de pêcheurs revenant de l’île de Sein ramène un homme malade. On accuse alors l’eau malsaine qu’il a bu en abondance. Il décède le lendemain. Puis c’est au tour d’un de ses camarades de décéder le surlendemain. Leur barque est coulée au milieu du port, ses mâts seuls dépassant pour empêcher les autres embarcations de s’en approcher. On pense à l’île de Molène. « Sans doute le mal venait de là, car constamment les barques de pêche communiquaient avec les îles, soit pour y faire de l’eau, soit pour toute autre raison ». Le médecin de marine, accompagné d’infirmiers, vient de Brest pour s’installer à Camaret où il prend pension à l’Hôtel de la Marine. Le port est placé en quarantaine. Peu à peu tout le monde est touché, un matelot du Borda venu en permission pour le pardon de Camaret et qui tombe malade après avoir porté un cercueil, un voiturier du pays et sa femme, entraînant dans la mort leur enfant nouveau-né, un frère, un père, une grand-mère, un enfant de trois ans, un autre de dix, un fou… « Des maisons se vidaient ainsi, tandis que là-bas, à mi-côte, au cimetière devenu trop étroit, les fossoyeurs n’arrêtaient pas de creuser des tombes et que le glas pleurait tout le jour… ». Gustave Toudouze aura puisé les éléments de son roman dans l’épidémie qui avait dévasté le port quelques mois auparavant. On pourrait presque mettre un nom sur chacune des victimes qu’il cite.

Didier CADIOU (2 mai 2020)