1918. La grippe espagnole
En cette année 1918, alors que la guerre s’éternise depuis bientôt quatre ans, une terrible épidémie de grippe affecte les populations déjà éprouvées par les sacrifices de la guerre, aux corps affaiblis par des mois de privations. Mais l’impact de cette épidémie sur la population locale demeure assez méconnu faute d’avoir été étudié à l’époque. L’approche ne peut désormais être que statistique faute d’informations transmises par les actes d’état-civil.
La grippe fait des victimes au sein des armées
En fait l’épidémie nous est surtout connue par les victimes qu’elle fit à Brest au sein des troupes américaines (2817 tombes à Lambézellec, d’autres à Kerfautras et au Relecq-Kerhuon) et parmi les marins français. La grippe fait son apparition à Brest dès le mois de mars 1918 (476 malades) et sévit pendant tout le printemps. Le service de santé de la Marine signale 4838 cas entre septembre et juillet 1918 et déplore 53 décès. Après une brève accalmie en août, la grippe réapparaît violemment en septembre où elle fait 322 morts dans les rangs de la Marine pour ce seul mois, notamment parmi les jeunes gens nés en 1900. Ce n’est qu’à partir d’avril 1919 que l’épidémie de grippe perdra de son intensité.
Parmi les militaires originaires de la presqu’île de Crozon qui décèdent entre le 1er janvier 1918 et le 28 juin 1919 (date de la signature de la Paix), nous recensons 97 décès liés à la maladie. Celle-ci demeure inconnue dans 25 cas (25,8 %). Dans 8 cas (8,2 %), il s’agit de bronchites. Il y a aussi 5 cas de tuberculose, 4 cas de pneumonies, sans oublier les méningite, péritonite, typhoïde, typhus, laryngite… Quant à la grippe, avec ses diverses complications, elle fait 41 victimes (42,3 %). Le premier décès qui lui est imputable remonte au 29 juin 1918 à Issoudun (Indre). Elle fait surtout 21 victimes en septembre 1918, presque tous au sein du 2ème Dépôt de la Marine à Brest. Elle continuera à faire des victimes jusqu’en février 1919, souvent au sein de la Marine (82,9 %). On meurt de la grippe à Brest (19 cas), mais aussi à Saint-Mandrier (5 cas), Lorient, Paris… voire à l’étranger : Palerme (Italie), Gibraltar (Grande-Bretagne), ou sur d’autres continents : New-York (USA) (3 cas), Sidi-Abdallah (Tunisie) ou Dakar (Sénégal).
Mais si nous connaissons les ravages qu’elle commet au sein des forces armées, il nous est impossible de connaître son impact au sein de la population de la presqu’île de Crozon. Touche-t-elle les femmes ? d’autres générations ?...

La grippe dans les camps d’internement
Il est toutefois une catégorie de population en presqu’île de Crozon pour laquelle nous sommes mieux renseignés, il s’agit des internés civils des nations ennemies enfermés dans les camps de l’Île Longue, de Crozon et de Lanvéoc. Si les camps de Lanvéoc et de Crozon sont gérés par le Ministère de l’Intérieur, ce n’est pas le cas de celui de l’Île Longue, géré par le Ministère de la Guerre car il regroupe à la fois des prisonniers de guerre et des internés civils capturés par la Marine. Dès lors, c’est la Marine qui organise le service de santé dans le camp. Les malades les plus graves sont cependant dirigés sur l’île Trébéron jusqu’en septembre 1915, puis sur l’hôpital maritime de Brest.
À l’été 1916, la gestion du camp de l’île Longue est transférée au Ministère de l’Intérieur et le camp ne reçoit plus que des internés civils. C’est désormais le plus grand camp d’internement civil de France. Par contre, il conserve le service médical mis en place par la Marine. En juin 1916, ce dernier se composait d’un médecin militaire secondé par un sergent et quatre infirmiers, assistés par un médecin auxiliaire, un pharmacien et huit infirmiers allemands. La visite médicale est organisée chaque jour à 8 h 30. Le service médical est complété par un dentiste français et deux dentistes allemands. Le service médical dispose d’une infirmerie composée de quatre salles, soit un total de 63 lits. Installée dans un premier temps à l’extérieur du camp, dans les douves du vieux fort, l’infirmerie est déplacée en septembre 1917 dans l’une des baraques du camp. Elle comporte alors une salle pour le médecin, une tisanerie et une pharmacie pour les infirmiers, une salle (20 lits) pour les malades, une salle (20 lits) pour les fiévreux et une salle (10 lits) pour les contagieux. Il demeure, en outre, toujours possible d’organiser des évacuations sanitaires vers l’hôpital maritime de Brest, voire l’hospice civil. 135 internés passent ainsi par les hôpitaux brestois pour diverses maladies : rhumatismes, paludisme, syphilis, tuberculose pulmonaire, typhoïde, eczéma chronique, sinusite, variole, bronchite, hémorroïdes… mais aussi pour troubles mentaux et délirium. On recense également un blessé par balle et un autre par baïonnette.


En dépit du relatif isolement des camps et des mesures prophylactiques mises en place par les autorités sanitaires, comme la vaccination des internés contre la typhoïde en mai-juin 1915, ou contre la paratyphoïde en juin-juillet 1916, les dépôts d’internés civils peuvent également subir les épidémies. Ce sera notamment le cas lors de l’épidémie de « grippe espagnole ». Assez curieusement, c’est la Légation suisse qui informe le Ministère de l’Intérieur, le 1er mai 1918, qu’une violente épidémie a éclaté à l’Île Longue, ce qui est rapidement démenti par la direction du camp. La grippe y fait cependant son apparition au début du mois de juillet. « Une épidémie de grippe a débuté dans le camp depuis quelques jours » écrit le médecin-chef Hervé le 11 juillet. « Les hommes du service de garde ont été les premiers atteints (un sixième environ de l’effectif) … Cette épidémie offre les caractéristiques de la grippe classique. Le début est brusque. La température oscillant entre 39° et 40° le soir. La courbature est généralisée d’emblée. Dans tous les cas observés jusqu’ici la défervescence commence dès le 3ème jour et la convalescence dès le 4ème. Il est vraisemblable que l’épidémie, si elle s’étend, gardera jusqu’à la fin le caractère de bénignité. Les mesures prophylactiques prises sont l’isolement immédiat des malades et suspects, la désinfection de leur literie ». Quelques jours plus tard, il confirme que « l’épidémie a un caractère de bénignité. Les cas les plus graves, au nombre d’une centaine (95) ont été admis à l’infirmerie. La période fébrile de leur maladie a duré trois jours. Cinq cents autres environ, plus bénins, ont été traités à l’intérieur du camp. Deux seuls de ces malades ont fait une broncho-pneumonie grippale légère actuellement guérie. Depuis deux jours les cas semblent moins nombreux ». Si l’épidémie est bénigne, elle touche cependant de nombreux hommes, environ six cents [1].
Une nouvelle épidémie sévit à l’automne, mais le médecin-chef demeure optimiste et précise qu’ « elle semble devoir conserver un caractère de bénignité absolu comme l’épidémie précédente » (29 octobre 1918). Un mois plus tard, le 28 novembre, il apporte des précisions dans un rapport adressé au sous-préfet. Il précise notamment que cette épidémie remonte au 20 octobre. « Elle y a été apportée par un détachement revenant de travaux agricoles dans l’Allier. Cette épidémie s’est montrée en général jusqu’ici d’une certaine bénignité quant à ses manifestations cliniques et d’autre part n’a pas pris une trop grande extension. Grâce aux mesures prophylactiques immédiatement appliquées : isolement rapide des sujets atteints, désinfection de la literie, des baraques contaminées, gargarismes fréquents au permanganate de potasse prescrits systématiquement chez tous, arrosage régulier au crésyl, soins de propreté, etc. En outre près de 600 internés qui ont fait au cours du mois de juin dernier une grippe bénigne semblent protégés par une immunité récemment acquise : aucun d’eux n’a à ce jour récidivé ». À cette date, le médecin a constaté 104 cas, dont 54 ont déjà quitté l’infirmerie guéris « après un isolement de convalescence de trois jours dans une baraque vide spécialement affectée à ma demande à cet usage ». Dix malades ont cependant connu des complications broncho-pulmonaires et ont dû être évacuées sur l’hôpital à Brest. L’un d’eux y décèdera le 26 novembre. Le médecin préconise toutefois d’isoler désormais tout interné ou détachement venant de l’extérieur et provenant d’un milieu où il y aurait eu des cas de grippe depuis moins de trois jours. Il signale également que les médicaments et les désinfectants commencent à manquer.

Le 3 décembre cependant, le médecin craint que l’épidémie ne prenne désormais un caractère infectieux et signale 25 nouveaux cas dont 11 évacuations sur l’hôpital où l’on constate quatre décès. Le dépôt de l’Île Longue, en raison de l’épidémie, réclame d’importantes quantités de quinine, d’antypérine et d’aspirine qui ne se trouvent pas en quantité suffisante chez son fournisseur brestois habituel, la Maison Lebigot, qui sollicite donc un bon de priorité pour se ravitailler auprès de la Maison Salles et Cie à Paris. Le médecin, quant à lui, fait procéder à l’évacuation et à la désinfection de la salle principale de l’infirmerie et a l’intention de faire évacuer et désinfecter les baraquements qui ont fourni le plus de cas, d’en faire laver le plancher au chlorure de chaux et d’en faire blanchir les parois à la chaux (19 décembre 1918). Il propose également de suspendre toutes les mutations d’internés, notamment le transfert des internés de Crozon à l’Île Longue.
Le dépôt d’internés de l’Île longue a donc connu trois vagues successives de grippe, la première en juin-juillet, la deuxième en octobre-novembre et la troisième, la plus sévère, en décembre. On y déplore le décès de neuf malades entre le 26 novembre et le 8 décembre 1918. Un autre interné décèdera le 6 mars 1919 à l’hôpital de La Pallice (Charente-Maritime), ainsi qu’un autre à celui de Morlaix le 30 mars 1919. Car si la grippe ne semble plus sévir dans le camp de l’Île Longue après décembre 1918, elle n’en continue pas moins à se propager à l’extérieur où les internés sont amenés à la contracter lors de chantiers comme la construction du sanatorium de Guervénan en Plougonven entre le 19 février et le 31 mars 1919. Dans ce dernier cas, les malades les plus gravement atteints seront dirigés vers l’hôpital de Morlaix.
L’isolement qui avait fait choisir l’Île longue comme lieu d’édification d’un camp d’internement n’aura pas suffi à l’épargner face à la grippe. Un camp ne saurait être totalement isolé ne fut-ce que pour le ravitailler, le surveiller… sans oublier l’organisation de chantiers extérieurs, les éventuelles et rares visites des familles, les inspections de la Croix-Rouge ou des ambassades américaines ou suisses… Dans le cas de la grippe à l’Île Longue, on voit qu’elle y a été apportée par les soldats de la garde lors de la première vague, et par des internés de retour d’un chantier dans l’Allier lors de la deuxième. Une fois dans le camp, le virus y trouve les conditions favorables à son développement en raison de la promiscuité qui y règne, mais aussi en raison de l’épuisement des corps après quatre années d’enfermement et ce en dépit de la vie sportive et surtout culturelle qui s’est développée particulièrement dans ce camp afin d’y maintenir un moral élevé. Si la grippe n’a pas épargné les camps d’internement, on voit cependant qu’il y a un décalage temporel avec la situation brestoise. La première vague épidémique de juin-juillet, en développant une immunité chez la moitié des internés aura probablement permis d’éviter une catastrophe sanitaire dans l’ensemble du camp de l’Île Longue. En outre, le médecin-chef a rapidement pris des mesures prophylactiques destinées à limiter la propagation de l’épidémie (isolement des malades, désinfection des locaux…).
L’origine de la « grippe espagnole », ainsi nommée parce que l’Espagne est la première nation à en parler librement puisque n’étant pas en guerre, est encore aujourd’hui controversée. Nombre de chercheurs l’ont fait naître dans un camp militaire du Kansas (États-Unis), mais il est d’autres thèses qui donnent son origine en Chine ou en Annam (la « pneumonie des Annamites »), ou dans les hôpitaux militaires britanniques édifiés en France et en Grande-Bretagne. Il s’agissait d’une grippe de type A et de souche H1N1. Outre la grippe saisonnière, d’autres grippes font régulièrement leur apparition. Pour celles qui ont affecté notre pays, on peut ainsi citer la grippe asiatique (type A, souche H2N2) de 1957-1968, la grippe de Hong-Kong (type A, souche H3N2) de 1968-1969, ou encore la grippe A (type A, souche H1N1) de 2009.
Didier CADIOU (19 avril 2020)
[1] Au 21 mars 1918, l’effectif des internés était de 1657 hommes. Au 24 juillet 1918, ils ne sont plus que 1281 internés, probablement en raison du transfert de certains internés vers des chantiers agricoles. Il faut ajouter à ces effectifs ceux de la troupe de garde (130 hommes au 17 février 1918) et la direction du camp (12 personnes au 26 janvier 1917).